Géo-nostalgie de l’Afghanistan

Par Olivier ROY

Publié dans Afghanistan-Info (Lausanne), avril 2017

Cela fait bientôt quarante ans: le coup d’état communiste d’avril 1978 a fait basculer l’Afghanistan dans une succession de guerres dont on ne voit pas la fin. Ce coup d’état bien sûr n’est pas venu de nulle part. Ceux qui ont connu l’Afghanistan d’avant 1978 savaient que le pays était parcouru de tensions sociales, ethniques, générationnelles, et que la fin de la monarchie bienveillante et indolente qui avait duré quarante années (1933-1973) marquait aussi la fin d’un monde. Il n’y a plus guère d’Afghans qui aient aujourd’hui le souvenir de l’ancien temps : on meurt jeune et on meurt beaucoup. La nostalgie de l’ancien monde a plutôt été portée par une étrange cohorte : celle des coopérants, anthropologues et voyageurs occidentaux qui sont tombés amoureux du pays dans les années soixante et soixante-dix, donnant naissance à un mouvement de solidarité unique en son genre. Dès l’invasion soviétique ils se sont mobilisés sur tous les niveaux : aide humanitaire, information, recherche, popularisation de la lutte des Moudjahidines contre les Soviétiques (car presque tous ont choisi, dans la guerre, le camp des Moudjahidines, même s’ils étaient très loin d’en partager les idées). La guerre d’Afghanistan a été l’opportunité pour lancer le concept de « devoir » d’ingérence, et elle a largement contribué à professionnaliser (pour le pire et le meilleur) l’aide humanitaire. C’est ici que les ONG ont acquis leur poids médiatique et politique. Mais la génération de ceux qui ont connu l’Afghanistan d’avant 1978 est arrivée à l’âge de la retraite. C’est l’heure de la rédaction des mémoires et souvenirs plus que de celles des bilans géo-stratégiques tant l’avenir du pays paraît incertain dans un contexte international à la fois désordonné et tendu.

Dans le fond chaque décennie fut une guerre en soi ; 1979-1989 : guerre contre l’armée soviétique ; 1990-2001 : guerre civile qui voit successivement la défaite du régime communiste (1992), puis celle de la coalition dite du « nord » devant les Taliban (1996) et enfin celle des Taliban, après cinq années « d’émirat islamique », lequel s’effondre devant l’offensive occidentale de l’automne 2001destinée à traquer Al Qaeda, à chasser leurs protecteurs Taliban et à établir un gouvernement légitime. Et c’est ici que le bât blesse : ce gouvernement, sous perfusion internationale, n’arrive pas à stabiliser le pays et contenir la remontée des Taliban, eux-mêmes défiés par l’implantation récente de l’ISIS.

Mis à part les bouleversements démographiques inhérents à ce type de guerre (urbanisation accélérée due autant à l’exode rural qu’au retour de réfugiés, corruption), les évolutions de ces quatre décennies se font néanmoins à partir de contraintes structurelles propres à l’Afghanistan. D’abord la question ethnique. Traditionnellement le pouvoir revenait aux Pachtounes, tandis que la culture persane restait au cœur de l’identité nationale, le persan était bien la langue véhiculaire, même si l’enseignement du pachto était obligatoire. Aujourd’hui la guerre a mis fin à la circulation nord-sud : le sud est tourné vers le Pakistan, les jeunes n’apprennent plus le persan (sauf s’ils vont travailler en Iran), et l’ourdu l’a souvent remplacé ; au nord on n’apprend plus le pachtou. Il n’y a plus de brassage par le service militaire ou l’école (en crise dans le sud). Les ethnies non-pachtounes se sont militarisées durant la guerre et les Pachtounes n’ont plus le quasi-monopole des armes qu’ils avaient au temps de la monarchie (parce qu’ils contrôlaient l’armée, et parce que les tribus avaient des armes). Les Chiites ont fait du Hazarajat un bastion militaire : les nouvelles élites cléricales ont remplacé les propriétaires fonciers (arbab), les liens avec l’Iran sont très forts et renforcent l’autonomie de fait du Hazaradjat.

D’autre part l’environnement régional joue un rôle plus grand que jamais, même s’il a toujours existé : la brève période de « neutralité » de l’Afghanistan, correspondant en gros au règne de Zaher Chah, n’était au fond dû qu’à un accident historique : la volonté tant des Soviétiques que des Anglais (puis des Américains) de faire de l’Afghanistan un état tampon et d’en préserver la neutralité, imposant de fait aux deux autres voisins (Iran et Pakistan) une même retenue. Le coup d’état de 1978 a fait sauter ce statut précaire : les soviétiques ont envahi l’Afghanistan. Les Américains (soutenus par le Pakistan et l’Arabie saoudite) ont mené une guerre par procuration contre l’URSS qui ne s’en est pas remise. Les différentes forces et groupes ethniques afghans sont désormais tous pris dans un nouvel alignement régional : les Talibans sont engagés dans une relation complexe avec le Pakistan, lui-même pris dans une guerre larvée entre l’armée et les Taliban pakistanais. La coalition du Nord est mal assise entre le fauteuil américain et le tabouret russe. Les chiites ont choisi le camp iranien : des milliers de volontaires ou mercenaires afghans chiites se battent en Syrie aux côtés du Hezbollah et des Gardiens de la révolution iraniens.

Depuis la révolution islamique d’Iran en 1978, la frontière entre le Moyen Orient proprement dit et l’Asie du sud a sauté : du Pakistan à la Syrie ce sont les mêmes lignes de fracture qui se développent : la rivalité entre Arabie saoudite et Iran transforme une vieille tradition de cohabitation entre populations locales chiites et sunnites en soudaines guerres civiles où personne ne peut plus échapper aux affiliations partisanes. La globalisation des réseaux religieux (chiites, salafistes) et des réseaux djihadistes radicaux (Al Qaeda, ISIS) ignorent les frontières. L’Afghanistan fait désormais partie du « grand Moyen Orient » qui va du Maroc à l’Indus.

Cependant, malgré les bouleversements sociaux, la « grammaire » anthropologique de l’Afghanistan ne semble pas avoir changé, au-delà des polarisations ethniques, des brassages de populations, de l’émergence de nouvelles élites plus jeunes et moins soucieuses des traditions, et malgré cette modernisation par la guerre de la société. On retrouve toujours l’importance des groupes de solidarité dans la vie quotidienne comme dans les conflits ([1]). Il y a bien encore une « culture afghane » non seulement dans la musique ou bien la cuisine (qui se perpétue à l’étranger), mais dans les codes de comportement, dans tout ce qui constitue les bonnes manières telles qu’elles ont été exposées par exemple dans l’ouvrage d’Etienne Gille « Restez pour la Nuit » ([2]). Bref si l’Afghanistan n’est plus ce petit royaume de l’Hindou-Koush, oublié de l’histoire pour son bonheur et surtout celui de ses visiteurs, il reste incarné dans les hommes et les femmes qui se veulent Afghans, où qu’ils se trouvent.

[1] Voir par exemple le livre remarquable de Mike Martin, An Intimate War, Oxford University Press, 2014, qui montre comment la logique des conflits dans le Helmand n’ont guère à voir avec l’idéologie, mais reflète les jeux de pouvoir entre notables, clans et tribaux locaux.

[2] Restez pour la Nuit, editions Asiathèque 2016.